Thursday, September 14, 2006

Pollution
Des déchets qui empoisonnent Abidjan

Tandis que l'épandage des résidus toxiques du «Probo Koala» en Côte-d'Ivoire se poursuit, le désastre sanitaire vire à l'affaire d'Etat.

Par Charles AMAZOHOUNE
Liberation
QUOTIDIEN : Jeudi 14 septembre 2006 - 06:00
Abidjan correspondance

Des milliers d'Abidjanais sont malades, au moins six personnes sont mortes, la Côte-d'Ivoire n'a plus de gouvernement, mais ça continue : chaque nuit, des camions déversent les déchets toxiques laissés par le Probo Koala aux quatre coins de la capitale économique. Et chaque matin, les habitants découvrent une nouvelle poubelle sauvage. Lundi, par exemple, dans le canal de Marcory, au sud de la ville. Et hier matin encore, dans un village à côté d'Alépé, au nord de l'agglomération. Ceux qui en ont les moyens quittent la ville. Depuis bientôt un mois, l'affaire pollue l'air de la lagune Ebrié et l'atmosphère politique, déjà tendue à l'approche de la fin de mandat du président Gbagbo, en octobre.
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Traitement. La chaîne de la télé ivoirienne TV2 a révélé l'affaire, début août,dans un reportage passé inaperçu (un banal phénomène de pollution dans une agglomération en proie à une insalubrité chronique). Depuis, c'est devenu une affaire d'Etat. Le 17 août, Trafigura, un affréteur néerlandais, entre en contact avec un consignataire ivoirien, la société Waibs, pour qu'il trouve, au port autonome d'Abidjan (PAA), une entreprise capable d'enlever les «slops» (eaux usées stockées dans les cales) du Probo Koala, un navire grec battant pavillon panaméen. L'affréteur prévient que ces déchets, constitués de résidus pétroliers, sont d'une grande toxicité et doivent être traités avant d'être déversés dans la nature.
La société Tommy, qui venait d'avoir trois semaines plus tôt son agrément d'installation comme spécialiste en vidange, entretien et soutage des navires, enlève curieusement le marché au nez et à la barbe de sa concurrente l'Industrie de technologie et d'énergie, détentrice jusque-là du monopole de ces opérations. Or, comme le précisera plus tard le directeur de la navigation, de la sécurité et de la garde côtière,Tommy n'est qu'un avitailleur qui n'avait ni la compétence ni l'autorisation de curer les soutes d'un navire, encore moins d'en traiter le contenu. Cette société va pourtant présenter au commandant du port l'agrément du ministre des Transports : une quittance de la redevance des droits d'usage des installations portuaires, une attestation en vue de déverser le slop à la décharge d'Akouédo, un village de la périphérie. Et, pour couronner le tout, un accord d'escorte douanière.
Devant ces documents, la direction générale du port délivre le sésame qui permettra à Tommy de mettre en branle l'impressionnante logistique pour l'enlèvement de 400 tonnes de déchets liquides du Probo Koala. Le 19 août, de 22 heures à 3 heures du matin, 17 camions-citernes vont faire la navette entre le port et la dizaine de sites dispersés dans les dix communes de la métropole. Le Probo Koala, débarrassé de son dangereux chargement, peut lever l'ancre. Et ce, malgré la mise en demeure adressée au capitaine du tanker par le Centre ivoirien d'antipollution (Ciapol), qui s'était aperçu du vrai contenu des cales du navire.
Démoustication. Lorsque les premières émanations envahissent la ville, le 20 août, les Abidjanais pensent à l'opération de démoustication annoncée la veille. Une ruse pour noyer l'odeur insupportable de ces déchets ? Le gouvernement mettra du temps à réagir. Le 2 septembre, le ministre de l'Environnement informe l'opinion du déversement de déchets toxiques sur plusieurs sites. La population lance une opération «commune morte». Devant la colère qui monte, l'Etat met en place un comité interministériel présidé par un proche du président Gbagbo. Deux jours plus tard, le comité lance un véritable SOS aux ambassadeurs des pays de l'UE. La Côte-d'Ivoire n'a ni les moyens techniques ni les médicaments pour soigner les malades qui affluent .
Les premières analyses faites dans les labos de la Société ivoirienne de raffinage donnent une idée approximative du produit : un mélange à base de pétrole contenant de la soude caustique à forte dose et de mercaptan, qui capte le mercure. Entre-temps, des rumeurs de radioactivité des déchets alarment les populations, qui prennent d'assaut les centres de soins. Paris envoie cinq experts. Le Premier ministre affirme que le contenu du tanker n'est pas radioactif. Une nouvelle accueillie avec scepticisme, vu le bilan provisoire de six morts et plus de 9 000 victimes intoxiquées.
Vomissements. Avant que les premières têtes tombent, le gouvernement de Charles Konan Banny démissionne le 6 septembre pour donner l'exemple. Une décision qu'Alassane Ouattara, un des leaders de l'opposition, qualifie de «non-événement». Pour lui, priorité doit être donnée aux sanctions et à la prise en charge des malades. Ceux-ci se voient en effet délivrer des ordonnances après des consultations qui n'établissent aucun diagnostic précis. Les seuls traitements prescrits sont destinés à lutter contre les effets (saignements du nez, vomissement, diarrhées, céphalées, toux...) de ces gaz. Quant aux arrestations, elles n'ont touché qu'une demi-douzaine de seconds couteaux pour le moment.
Les responsables se renvoient la patate chaude. Le ministre des Transports accuse le gouverneur de la ville, Pierre Amondji, un fidèle parmi les fidèles du chef de l'Etat, d'être complice des pollueurs. Ses services ont ouvert cette nuit-là la principale décharge d'Akouédo aux camions-citernes de la société Tommy. D'autres noms circulent dans la presse : Marcel Gossio, le directeur général du port autonome d'Abidjan, considéré comme l'un des financiers du pouvoir ; le patron de la douane, le colonel major Gnamien Konan, un autre homme de confiance de Gbagbo. C'est dans cette atmosphère puante de déchets et de corruption que les Ivoiriens, qui ont le génie de tout tourner en dérision, ont inventé la Toxica ou la danse du déchet toxique. Son concepteur, Bédel Ier avait déjà inventé, il y a quelques mois, la Danse de la grippe aviaire...

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